Un peu de lecture pour les fêtes...
Marseille comme décor, et des amoureux comme personnages...
BESAME MUCHO
Pas loin de douze heures que nous nous tenons serrés Olga et moi.
Les lèvres collées, nez contre nez et cils à fleur de joues. Douze heures ! Autant dire une vie, une éternité pour un gars qui rafle toujours la mise sans délai. Au quartier, on m’a baptisé feu follet.
Douze heures, sans prétention c’est un exploit. Je n’en suis pas peu fier mais bon, Olga me dit qu’il ne faut pas se consumer.
De toutes façons, nous n’avons plus le choix maintenant que l’aube rougeoie.
Depuis quelques mois, Marseille rafole de ces nuits où l’on peut inscrire entre parenthèses tout ce qui exaspère, tout ce qui lasse et gonfle les paupières, pour se lancer à corps tendu vers le paradis des paris. Marseille aime se jauger et rien ne vaut un bon grand défi de temps à autre pour se rappeler que malgré tout, ça peut valoir le coup de continuer à jouer.
Hier au soleil couchant, le challenge n’a pas attiré tout de suite beaucoup de curieux mais nous les candidats, nous nous sommes rués sur place dès l’ouverture des guichets. Fallait simplement être bien habillé. Propre et bien coiffé. Si possible en costume de bal et parfumé. A cause de la télé qui retransmet en direct. Grand écran avec duplex pour les câblés, s’il vous plaît.
Lorsque “ Stranger in the night “ a donné le top-départ, nous étions bien une centaine de couples amassés sous le plafond blanc des anciens abattoirs. Agés pour la plupart. Plus vieux qu’Olga et moi. La trentaine bien frappée. La dégaine triste et crispée. Timides et blafards malgré les tenues à la mode, les paillettes et le mascara.
Autour de la piste ouverte sur des chambres froides, une passerelle en bois verni. Une espèce de chemin de ronde où déambule un colosse au crâne rasé. Sans doute le boss, épaulé d’une ribambelle de vigiles gominés, parkas jaunes-fluo sur le dos, fanions rouges et jumelles à la main. Juché sur un podium avec sono, à côté du mini-studio télé, un bureau d’écolier où trônent les trois jurés du Premier Marathon du Baiser. Cigarette au bec, ils agrippent leurs gros doigts velus à la cagnotte promise aux vainqueurs, une tirelire en forme d’aquarium qui laisse deviner la monnaie.
C’est ce soir que nous avons fait connaissance, Olga et moi.
Chacun est descendu de sa rue attiré par les liasses. A l’écart de la foule, je l’ai tout de suite repérée. La brunette était déposée comme un pot de tulipes artificielles au beau milieu d’un hall de foire. Mi-Pierrot lunaire, mi-Betty Boop à sa première boum. En attente et tétanisée. Tapie dans le silence compact des candidats au pactole. Tassée sur elle-même telle une autiste contre sa paroi transparente. Avec pourtant un zeste discret de gourmandise et de ruse accroché aux fossettes. Avec aussi des dents du bonheur qui m’ont donné envie de lui proposer le marché.
- “ A la recherche du cavalier peut-être, la mistinguett ? “
- “ Bien joué gàri, bien joué ! “.
Olga m’a épluché des prunelles, en les promenant partout sur mon spectre de crooner des ruelles. Elle s’est arrêtée à ma bouche, a avancé ses doigts jusqu’à mes lèvres et m’a glissé en regardant ses boots vernis :
- “ Un bisou à Olga, vite, un bisou pour essayer ! “.
Pas désagréable ce premier mélange. Chair de poule au creux des cuisses, j’ai rougi. Elle a éclaté de rire, m’a dit “ tope là ! “ et nous sommes allés nous inscrire. Dans la file d’attente, elle m’a un peu parlé de sa vie.
Ma cavalière, le dernier spectacle payant qu’elle a donné, c’était à l’hypermarché inauguré le mois dernier. Une semaine de festivités au programme d’Olga, recrutée comme danseuse de samba pour animer les rayons en tête de banda. Collants lycra, string tacheté, confettis à poignées. Hanches qui roulent, sourires confits et très vite, bouche qui boude à cause des sifflets obscènes le long des allées.
Cent cinquante francs la journée pour déambuler en talons-aiguille devant les caisses claires entre rangées de pâtes, alignements de barils, étals de légumes, armoires à surgelés. Deux petits billets pour transpirer sous la perruque frisée et exciter en douceur le client.
Elle a embauché le lundi la danseuse. Le lendemain-midi, une main trop insistante sur ses fesses et elle disjonctait. Coup de genou sous la ceinture, coup de coude en pleine nuque, sans un mot, sans un cri. Du propre et du concis. Le manuel irrespectueux a fini ses courses en sang à l’infirmerie du magasin.
Olga, elle est comme moi. Bavarde et fière.
Les rencontres, elle adore. Les apprentissages, elle ne refuse pas. Les stages et les entretiens d’embauche pleins de vide, elle ne supporte plus. Olga et moi, on veut du concret. Attention, pas coûte que coûte. La monnaie on la prend volontiers mais ce qu’on attend surtout tient en un morceau de chanson : “ ... du respect pour chaque jour ... “. A première vue pas compliqué. Et pourtant. Les doigts qui déchirent les cols blancs méprisants et les voix qui s’explosent, on les collectionne depuis qu’on a quitté l’école. Alors forcément, on passe de place en place comme on change de chaussettes et les patrons se donnent le mot : - “ Merci mademoiselle. Désolé jeune homme. Revenez le mois prochain “. Circulez. Liste rouge. Délit de grande gueule.
Au moins aujourd’hui, ça risque pas de nous arriver.
Ils ont réussi à nous faire taire car un seul mot prononcé signifie non- respect du règlement. Un écart un seul et c’est la mise hors jeu. Illico presto.
Du reste, les choufs aux fanions rouges ont déjà commencé à expulser des concurrents trop bavards. Sans deuxième chance ni remboursement de la mise de départ. On est ici pour s’embrasser, ni plus ni moins.
- “ De la furade, rien que de la furade mesdames, mesdemoiselles, messieurs ! Je ne veux voir qu’une seule bouche ! “. Le boss a élégamment annoncé la couleur en ouvrant le bal.
Tout à l’heure, un couple de gamins a été pris en flagrant délit de parole. Le minot semblait tellement ému par le baiser qu’il partageait avec sa princesse qu’il a commencé à la nommer à voix douce, pour savourer les trois syllabes de son prénom : “ Barbara, Barbara, Barbara...”
Le jury n’en a pas toléré d’avantage. Une annonce au micro a déchiré le refrain qui s’échappait de la sono “ ... c’est de vivre au jour le jour, le temps c’est de l’amour ”.
Poursuivis par les caméras, les vigiles ont vite raccompagné les fraudeurs bouleversés dans la zone no baiser. Sans un mot. Du coin de l’oeil, j’ai suivi les bannis pris en gros plan sur l’écran géant. Ils se serraient si fort les mains que le blanc de leurs phalanges luisait comme de petits éclairs phosphorescents éparpillés sur les murs des anciens abattoirs.
Olga et moi, on aimerait bien se le raconter ce spectacle, se le commenter épisode par épisode. Pour se distraire un peu du voyage au long cours de nos papilles. On se moquerait même volontiers des membres du jury attablés à leur petit bureau. Tous aussi sexy que des gorets métissés avec des sauterelles. Mais bon, comme on vise la gagne, motus et bouche cousue.
Il n’est pas interdit de danser. C’est même recommandé pour ne pas finir fossilisé. Au début, je n’ai pas osé mais Olga m’a vite convaincu de sa petite langue pointue. Car c’est sa langue qui imprime le rythme. Souple et léger sur les slows et les solos de piano. Nerveux et saccadé sur les salsas et les sursauts d’archets. Ample et profond lorsque le saxo enroule ses phrases et promène ses voyelles jusqu’aux profondeurs de la salle, là où sont parqués les spectateurs. Les paupières mi-closes, je me fonds dans le ressac sucré des lèvres d’Olga et me glisse avec délice dans toutes ses secousses.
Lorsqu’ elle n’est plus inspirée ou lorsque je la sens lasse, c’est moi qui lance le tempo. Je m’efforce de ne pas trop la brusquer. Ma langue roule en douceur sur les sillons soyeux de ses lèvres et je lui caresse le dos du bout des ongles. Les hanches d’Olga accompagnent le rythme de ma bouche, ses épaules et ses seins enchaînent, je sens la malice et le désir plisser la courbe ferme de ses pommettes. Nous titubons ensemble jusqu’au bord du fou rire puis nous nous ressaisissons. In extremis.
Il y a cinq minutes, nous avons frôlé le clash avec un couple vêtu de cuir doré façon Far West.
La tête commençait à me tourner, embrumée dans les tièdes alluvions de notre mélange. Olga goûtait ma langue comme une Chupa Chups, mes doigts plongeaient déjà vers le duvet blond de ses fesses, enfin, du creux de ses reins. Du coup, je n’ai plus contrôlé mes foulées et nous sommes allés heurter de plein fouet les crânes crispés de deux jeunes voisins concentrés sur leur roulée. Spontanément, la squaw a hurlé un “ merde ! ” remarquable, sanctionné sur le champ par le jury. Son compagnon a sorti un cran d’arrêt quinze centimètres de sa veste à franges et s’est rué sur notre mêlée. Sans perdre le contact avec la bouche d’Olga, j’ai stoppé le trappeur d’une manchette et j’ai réussi à le désarmer. Les vigiles aux fanions vermillon ont pris le relais. La sono a diffusé des bravos préenregistrés. Comme à la télé. A l’intérieur des deux arcs de mes mâchoires, la langue d’Olga applaudissait pour de vrai.
Pour accompagner l’aurore qui pointe aux fenêtres, le boss fait couper les projecteurs et décide de pimenter le show. La sono lâche quelques valses rondement déroulées, histoire de provoquer langueur et déséquilibre chez les marathoniens épuisés. Aussi sec, c’est l’hécatombe sous une pluie de zooms et de plans serrés. Les couples tournent et se télescopent, les bouches se dessoudent, les fanions rouges commencent à pleuvoir sur les grappes molles de duos asphyxiés et dégoûtés.
Nous ne tombons pas dans le piège, Olga et moi. La valse, pour nous, c’est du chinois, alors nous restons figés au pied du chemin de ronde, à l’écart des carambolages meurtriers, maîtres de nos corps, plus que jamais en course pour le haut du podium.
La majorité du troupeau s’est échouée à l’écart de la piste, cueillie en plein vol par Strauss et compagnie. Chemises auréolées, lèvres violettes et cernes beiges, les disqualifiés errent en titubant contre les pilotis de la passerelle. Ils ressemblent à des toupies, à des papillons épinglés aux portes blanches des chambres froides.
Des centaines de spectateurs furieux jurent et exigent du hard rock “ pour que ça saigne ! “. D’autres, moins nombreux, lancent leurs pouces vers le bas en hurlant “ tuez-les ! tuez-les ! “. Le téléreporter en transes ne sait plus où donner du “ houlala ! “. Au coeur de la petite meute encore en course, Olga reste de glace et me serre contre son ventre. Confiant, je lui caresse la nuque et m’attarde lentement sur chacune de ses dents.
Dans la foulée, la sono calme le jeu et lance une série de slows et de ballades mitonnés à l’américaine : “ Tenderness... Avalon... They dance alone... Look me in the heart... “. La petite dizaine de tandems rescapés se replie dare dare vers le centre de la scène. Les câblés retrouvent des plans larges. Le public marque une pause et file se tasser au comptoir de la buvette. Olga me fait comprendre d’un clin d’oeil qu’elle ne refuserait pas un petit chocolat.
Soudain, une cascade de claquements secs secoue les murs. Les vitres explosent les unes après les autres. Un vent glacial s’engouffre avec fureur dans le bâtiment. Instantanément nous frissonnons, Olga et moi.
Les fauteurs de trouble sont des éliminés du marathon, de retour sur les lieux du rêve fracassé. Ils désignent le podium aux amis et aux frères qu’ils ont ramenés du quartier. Boules de pétanque en main, ils sont en train de tout gâcher.
- “ A l’aide ! C’est un attentat ! C’est un scandale ! “ hurlent les trois jurés tapissés de sueur rougeâtre des joues aux groins, cramponnés au pactole.
- “ C’est inoui, c’est du jamais vu, c’est fou ! “ ose en direct le reporter. Les vigiles s’agrippent à leurs jumelles, à l’affût d’un ènième accroc au règlement, d’un ènième carton rouge.
- “ Tout le monde dehors, ouste, on évacue ! “ Les haut-parleurs crachent leur dernier message avant d’imploser comme des téléviseurs et de s’embraser. A peine le temps d’esquiver une rofritsch et j’aperçois le boss, déjà raide immobile, suspendu à un crochet de boucher, un fanion entre les mâchoires. Deux gardiens zélés qui tentaient de le protéger marinent au beau milieu de petits tas de sciure ensanglantée.
Surtout ne pas faiblir, ne pas se déconcentrer m’ordonne Olga en fredonnant des airs de jazz et de rumba. D’un swing de langue, je lui fais comprendre en souriant que nous sommes le seul couple encore en course et que nous allons bientôt nous offrir enfin du bon temps. Les orbites entrouvertes sur des globes révulsés, elle m’entraîne vers le podium en flammes, me désigne l’aquarium et me happe hors piste.
A la sortie des abattoirs, j’ai senti le mistral s’engouffrer entre mes céramiques puis me tournoyer en rafales autour de la luette. Les rayons du levant m’ont vite ébloui et une boule de fer m’a stoppé net face à la rade. Impact infect sous les narines. Je me suis écroulé sur la terre dure en appelant au secours. Olga avait disparu parmi les embruns déchaînés.
Ensuite, Marseille est devenue toute noire. Je ne me souviens plus du moindre micron de lumière sur la ville.
Je sais seulement qu’un clocher au loin a commencé à sonner le tocsin et qu’au fond de ma bouche, “ Besame mucho “ patinait comme un poulpe enragué.
Eric SCHULTHESS
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